« Le numérique, pour quelles agricultures ? » Conférence tenue par Christian Huyghe, le 30 mai 2024 au cours du colloque annuel de l’Alliance H@rvest

Actualité | Colloque 2024, Synthèses

Christian huyghe est Directeur scientifique agriculture à l’inrae.

Lors de sa conférence, il a abordé les thèmes suivants :
– Le numérique, pour quelles agricultures ?
– Quelles nouvelles ressources technologiques et numériques pour l’agriculture ?
– Quelques réalisations remarquables
– points d’attention pour un déploiement utile et bénéfique du numérique en agriculture

Le numérique, pour quelles agricultures ?

Christian Huyghe part du constat que tout capteur doit être commandé par la fonction qu’il cherche à remplir. La question « quelles capteurs en agriculture » est ainsi nécessairement liée à la question « quelles agricultures pour la France de demain ? ».

Le numérique pour une agriculture productive : Très souvent le numérique est résumé comme étant l’ajout d’une innovation supplémentaire dans le système existant, contribuant de fait à amplifier l’agriculture productive. Dans le dernier numéro de Natures, Sciences, Sociétés, un article était ainsi titré « Agriculture numérique : une promesse au service d’une agriculture productiviste ».

En France, la vision communément admise est que l’innovation va permettre de combler un retard : c’est la culture du retard. Napoléon Bonaparte en donne un exemple dès 1805 puisque face aux difficultés pour nourrir la population, il fait venir des races de bœufs britanniques. En effet, les Anglais avaient initié dès la fin du 18ème siècle des progrès pour sélectionner des animaux, en particulier des bovins viandes, beaucoup plus productifs (notamment la race Angus). Selon Christian Huyghe, il faut remettre en question l’idée que nous sommes en retard en France.

Le numérique pour une agriculture de précision : le numérique est largement utilisé ou envisagé pour ce type d’agriculture qui vise à réduire l’utilisation d’intrants et d’eau en ajustant les doses nécessaires et en ciblant le bon moment et l’endroit optimal pour le traitement et l’irrigation. Les capteurs sont notamment utilisés pour la protection des cultures, la fertilisation et l’irrigation ; pour les animaux, l’alimentation et la détection des chaleurs. Dans le cas de la détection des chaleurs chez les vaches, le numérique a été développé pour répondre au fait que les chaleurs sont de moins en moins fortes, en particulier pour les Prim’Holstein. C’est donc pour compenser quelque chose qui se dégrade, que sont déployés des outils numériques.

Toutefois, il faut rappeler qu’il n’y a jamais eu d’agriculture d’imprécision, puisque tout ce que nous faisons s’inscrit déjà dans une logique d’optimisation des ressources nécessaires pour atteindre un rendement maximal. En fait l’agriculture de précision, consiste à détecter les hétérogénéités intra-parcellaires ou intra-troupeaux. Le numérique permet en effet d’aller au plus près d’une parcelle, d’un animal spécifique au sein d’un troupeau. Par conséquent, le service potentiel rendu augmente avec la taille des parcelles et des troupeaux. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il n’y a pas de capteurs individuels pour la volaille : le coût du capteur est infiniment supérieur à celui de la volaille. Finalement l’agriculture de précision participe aussi au maintien du modèle dominant, puisqu’elle permet de faire plus précisément ce que l’on faisait déjà en moyenne.

Le numérique pour une agriculture économe en travail. Aujourd’hui, 70% des installations de nouveaux exploitants en élevage aux Pays-Bas, un peu moins en France, ont un robot de traite. Ces robots changent totalement le métier d’éleveur, ils libèrent du temps de travail et permettent du monitoring d’animaux à plus grande distance. Ainsi, très souvent, on imagine des robots pour faire la même chose que les humains. Parfois ça fonctionne très bien, d’autres fois, pas du tout. Ce n’est donc pas toujours pertinent. Il faut repenser, à travers les robots, la chaîne de décision et la chaîne d’organisation et utiliser le robot là où l’astreinte pour l’humain est trop grande. C’est par exemple le cas en Israël où a été mis en place un projet pour développer un robot pour cueillir les melons afin d’éviter aux agriculteurs de se baisser. L’idée a été de repenser le couplage entre l’humain et la machine dans une démarche de développement de la cobotique (coopération robot/opérateur). Le robot étant en incapacité d’évaluer le niveau de maturité du melon, les Israéliens ont inventé un système particulièrement pertinent qui consiste pour l’humain à taguer les melons mûrs et pour les robots à les cueillir. Le numérique doit permettre de repenser nos systèmes.

  • Le numérique et les capteurs peuvent aussi et doivent avant tout permettre de répondre à de nouveaux paradigmes et de raisonner autrement.
    Dans le cadre d’un projet européen, Christian Huyghe et l’INRAe ont construit le graphique ci-dessus qui s’intéresse à la problématique des phytosanitaires et qui reprend le triangle de la protection intégrée des cultures. Ce triangle a été déformé autour de deux axes :
    – Un axe horizontal : est-ce qu’on relève d’un choix tactique (incidence extrêmement rapide) ou stratégique (incidence à plus long terme).
    – Un axe vertical : est-ce qu’on se place dans une logique de recherche d’efficience, de substitution ou de reconception.
  • La partie utilisation immédiate, c’est par exemple la pulvérisation des phytosanitaires, qui cherchent à la fois l’efficience et l’immédiateté. L’efficience varie beaucoup en fonction de la répartition des bioagresseurs : plus elle est généralisée et plus l’efficience diminue.
  • Les robots de désherbage s’inscrivent dans une logique de substitution qui fonctionne bien.
  • La prophylaxie il faut pouvoir l’évaluer, c’est-à-dire mesurer la pression des bioagresseurs, ce qui nécessite des capteurs. C’est très complexe. Parmi les exemples qui s’inscrivent dans cette logique de changer de paradigme et de penser autrement, il y a pour le pâturage le développement, encore peu répandu en France, de clôtures virtuelles combinées à des colliers connectés. Le principe est que le collier émet un signal sonore, puis un signal électrique si l’animal s’approche trop de la barrière virtuelle. Cela permet d’éviter d’installer des clôtures de fil barbelé, et de faire pâturer les animaux sur des parcelles qui n’étaient pas envisageables auparavant. De plus, depuis l’application sur son téléphone, l’agriculteur peut dessiner la clôture au fur et à mesure afin de permettre à ses animaux d’aller là où il y a toujours de l’herbe en abondance. Cela change également la représentation sociale que nous portons sur les troupeaux d’animaux. Les Australiens ont étudié et démontré que le stress subit par l’animal en mettant en place ce type de clôtures et de colliers connectés, était beaucoup moins problématique pour l’animal qu’un chien qui garde le troupeau. Tous ceux qui l’ont essayé l’ont adopté et cela fonctionne particulièrement bien car la technologie ne nécessite qu’une formation très courte et qu’elle s’adresse à des animaux très dociles.

    Une agriculture qui répond à ces nouveaux paradigmes c’est absolument central, bien avant d’envisager de développer des capteurs.

Quelles sont les ressources nouvelles dans le domaine du numérique ?

Les bases de données numériques. Elles sont nombreuses, il y a celles que chacun produit avec ses propres données et celles qui existent et pour lesquelles un des grands enjeux est l’accès.

Les capteurs physiques, chimiques, biologiques ou hybrides. Le travail le plus important a été mené sur les capteurs physique parce qu’on mesure un signal électrique assez facilement. C’est beaucoup plus compliqué d’avoir un capteur biologique : il faut faire de la chimie, de la biochimie, etc. et tout ça est très difficile à automatiser (les plus aboutis concernent l’ADN). Les formes hybrides émergent en ce moment, comme l’illustrent les travaux menés notamment par l’Institut Convergences #DigitAg sur le signal et le traitement du signal.

« La grande rupture, c’est l’apport du big data et de l’intelligence artificielle générative. Tout ce que l’on faisait avant consistait à répondre à une hypothèse. L’IA change complètement la donne notamment parce qu’elle permet de détecter beaucoup plus facilement les signaux faibles qui étaient jusque-là souvent ignorés. »
Le nombre de publications extraites du Web of Science qui portent sur « agriculture et intelligence artificiel » est en croissance rapide et essentiellement porté par des Sciences de l’Ingénieur, donc très peu par des biologistes. « Le pays qui écrase absolument tout c’est la Chine dont l’expansion est aussi la plus rapide mais qui ne partage pas les données.« 

Quelques réalisations remarquables

  • « La majorité des avancées se situent principalement au niveau du traitement de l’information et sont essentiellement liées au fait d’avoir les bons capteurs aux bons endroits. La génomique et les sciences omiques, qui représentent un grand nombre de data, constituent une avancée majeure pour éclairer l’état du milieu, en particulier grâce à l’ADN environnemental » ou ADNe.
    Par exemple, dans le cas d’un projet pour détecter la présence de requins dont les résultats ont été publiés dans la revue Sciences Advances, des échantillons d’eau collectés sur plusieurs semaines ont ainsi permis de détecter plus de requins que les méthodes traditionnelles d’étude des populations de requins qui fonctionnent par recensement visuel. Ainsi, l’analyse de 22 échantillons d’ADNe a permis de déceler la présence de plus d’espèces que par les 2758 plongées scientifiques réparties sur presque 30 ans et 385 caméras appâtées déployées pendant plus de deux ans.
    Autre illustration, l’INRAe en 2023 a réalisé un travail sur les fourmis légionnaires pour en faire les surveillantes d’un territoire. En effet, en raison de leur tendance à tout manger, elles récupèrent tous les virus qui traînent dans le milieu. Pour les mesures sanitaires, l’ADN environnemental joue un rôle essentiel.

  • Robotique, automatisme :
    • Le développement de robots et d’outils numériques permet également de semer des couverts complexes, sans que cela ne nécessite un grand nombre de capteurs. En général, pour réguler les organismes tels que les adventices et les parasites, il faut réduire la taille des parcelles. Mais avec la méthode du strip-cropping (alternance de cultures de printemps et de cultures d’hiver positionnées par GPS), on retrouve les mêmes services : les performances économiques et environnementales sont maintenues.

    • Autre exemple, le robot Farmdroid qui a la double fonction de semer et de désherber : il sait donc où sont les mauvaises herbes et ne désherbe qu’autour de l’endroit où il a semé.  

  • Concernant la détection précoce des bioagresseurs, des avancées sont également très intéressantes dont voici quelques illustrations :
    • L’IES de Versailles (UMR INRAe x Université Panthéon Sorbonne) a utilisé la propriété des antennes des insectes qui permet de repérer des molécules particulières pour développer des capteurs qui permettent de repérer les phéromones. Le principe consiste à coupler ces capteurs à des plaques en diamant qui sont capables de compter chaque phéromone, donc de mesurer des abondances. En mettant trois capteurs de ce type sur un territoire et en les couplant à des modèles de vent on est capable de savoir où sont les insectes à surveiller et combien ils sont.
    • Agroscope (Suisse) et l’Université de physique fondamentale de Genève ont créé une machine autonome qui détecte et reconnaît les spores qui passent dans l’air (identification de l’espèce avec 95 % de fiabilité) fonctionnant avec de l’holographie digitale : une fois qu’une spore tombe sur une plaque, l’hologramme est analysé par IA. La machine est totalement autonome et automatique. Le modèle économique fonctionne sur l’argument suivant : si vous avez un pic, vous pouvez appliquer le bon traitement au bon moment. Mais c’est une erreur : la machine est géniale mais l’utilisation est erronée. En effet, son efficacité est moindre que les méthodes préventives qui consistent soit à retirer les feuilles au pied des ceps (l’inoculum en mildiou se situant au pied des vignes), soit à y appliquer un produit de bio-contrôle même lorsqu’il n’y a rien. En fait, c’est là que c’est le plus efficace, car en appliquant le produit, la population de mildiou baisse et empêche l’apparition de nouvelles épidémies par la suite. Ainsi, l’échec de cette innovation résulte de notre incapacité aujourd’hui à évaluer le risque mildiou et oïdium car, ne sachant pas mesurer leur abondance, nous sommes dans l’incapacité de mesurer l’efficacité de n’importe quelle mesure prophylactique. De fait, aucune prophylaxie n’est appliquée sur le mildiou et l’oïdium aujourd’hui en France.

Points d’attention pour un numérique au service de l’agriculture

Christian Huyghe conclut avec des points d’attention pour un numérique au service de l’agriculture :

  • Les innovations sont exogènes au secteur agricole : comment créer des lieux de discussion avec ceux qui conçoivent ? ça peut passer par exemple par des programmes partenariaux de recherche et de formation tels que l’Alliance H@rvest.
  • Le statut de la donnée : l’enjeu de la donnée est rénové du fait de l’IA générative en modifiant le statut de la donnée. Jusqu’à récemment, on appliquait des modèles développés par ailleurs sur nos propres données agricoles, ce qui permettait d’une certaine façon de bénéficier gratuitement de la qualité des données des autres. L’IA change la donne car on force son apprentissage : c’est la quantité de données qui fait l’acuité de l’outil. Il faut abandonner l’idée que les données soient fermées tant dans le domaine agricole, que celui de l’État.
  • Question de la capacité des acteurs à adopter l’innovation : la courbe de Rogers est-elle encore correcte pour l’innovation numérique ? Pas si sûr.
  • Comment faire en sorte que ces nouveaux outils numériques n’augmentent pas le coût des investissements spécifiques ? Plutôt que de travailler sur des machines qui reposent sur des économies d’échelle, il faut créer des capteurs numériques qui reposent sur des économies de gamme, autrement dit des ressources numériques qui servent beaucoup de fonctions et un grand nombre de cultures.

Synthèse rédigée par Aurélie Cornuéjols


Autres articles